Programme Mars 2022

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Toujours tu chériras la mer

Homme libre, toujours tu chériras la mer !
La mer est ton miroir ; tu contemples ton âme
Dans le déroulement infini de sa lame,
Et ton esprit n’est pas un gouffre moins amer.

Charles Baudelaire, L’homme et la mer

Le mot du chef et soliste, Félix Benati

« Les mots de Baudelaire ont inspiré ce programme composé de quatre regards de compositeurs vers l’étendue de l’océan. Vaste empire à conquérir, comme nous le suggère l’ouverture nautique Britannia d’Alexander Mackenzie ? Source d’inspiration quotidienne, pour le compositeur officier de marine Jean Cras qui compose et orchestre en mer son Offrande Lyrique sur des poèmes de Rabindranath Tagore ? Espace inexploré, regorgeant de découvertes mystérieuses telles que la Grotte de Fingal, qui inspire à Felix Mendelssohn son ouverture Les Hébrides ? Ou encore rivale moqueuse qui par ses charmes sépare les amants, au fil des vers du Poème de l’Amour et de la Mer de Maurice Bouchor mis en musique par Ernest Chausson ? Voyage maritime pour voix et orchestre. Bienvenus à bord ! »

Alexander Mackenzie (1847 – 1935)

Britannia, a nautical overture (1894)

Alexandre Mackenzie, violoniste de formation ayant réalisé une partie de sa carrière au sein des orchestres allemands, fait à lui seul mentir l’idée reçue selon laquelle il n’y aurait eu de musique britannique avant Elgar (dont il fut d’ailleurs une influence importante). Composée à l’occasion du soixante-dixième anniversaire de l’Académie de musique dont Mackenzie assurait la direction, Britannia multiplie les références patriotiques, empruntant au « Rule Britannia » de Thomas Arne comme aux chants de marins, dont « Jack’s The Lad » est sans doute le plus célèbre.

Jean Cras (1879 – 1932)

Offrande Lyrique (1920)

Brestois, fils d’un médecin-chef de la marine, Jean Cras grandit au bord de la mer, où il écrit ses premières pièces dès l’âge de six ans. Officier de marine à son tour, militaire pacifiste et malheureux, il bat les flots de l’Afrique aux Antilles et à l’Amérique, avant de séjourner quelques mois à Paris en 1900, où il devient l’unique élève d’Henri Duparc. Sensible aux sonorités celtiques, mais aussi plus orientales, il n’hésite pas à recourir à des instruments rarement utilisés dans le répertoire classique, tels la flûte de pan. La lecture des textes de l’Indien Rabindranath Tagore, dans une traduction d’André Gide, permet à ce chrétien fervent de rencontrer la pensée hindoue et lui inspire l’Offrande lyrique, qu’il dédie à sa femme. Les six poèmes qui en composent le texte mêlent exaltation de la nature et de l’amour, dans une mystique aux accents panthéiste d’une grande sensualité.

Poèmes de Rabindranath Tagore, traduction par André Gide.
Cueille cette flêle fleur
Cueille cette frêle fleur, prends-la vite !
De crainte qu’elle ne se fane et ne s’effeuille dans la poussière.
S’il n’y a point place pour elle dans ta guirlande, fais-lui pourtant l’honneur du contact douloureux de ta main ; cueille-la. Je crains que le jour ne s’achève avant que je ne m’en doute et que le temps de l’offertoire ne soit passé.
Bien que sa couleur soit discrète et que timide soit sa senteur, prends cette fleur à ton service et cueille-la tandis qu’il en est temps.

Si tu ne parles pas
Si tu ne parles pas, certes j’endurerai ton silence ; j’en emplirai mon cœur.
J’attendrai tranquille, la tête bas penchée, et pareil à la nuit durant sa vigile étoilée.
Le matin sûrement va venir ; la ténèbre céder, et ta voix va s’épandre en jaillissements d’or ruisselant à travers le ciel.
Tes paroles alors s’essoreront en chansons de chacun de mes nids d’oiseaux et tes mélodies éclateront en fleurs sur toutes les charmilles de mes forêts.

Si le jour est passé
Si le jour est passé, si les oiseaux ne chantent plus, si le vent fatigué retombe, tire au-dessus de moi le voile des ténèbres, ainsi que tu as enveloppé la terre dans les courtines du sommeil et clos tendrement à la brune les pétales du défaillant lotus.
Du voyageur dont la besace est vide avant qu’il n’ait achevé sa route, dont le vêtement est déchiré et lourd de poussière, dont les forces sont épuisées, écarte honte et misère, et lui renouvelle la vie comme à la fleur sous le bienveillant couvert de ta nuit.

A mes côtés il est venu s’asseoir
À mes côtés il est venu s’asseoir et je ne me suis pas éveillé.
Maudit soit mon sommeil misérable!
Il est venu quand la nuit était paisible ; il avait sa harpe à la main et mes rêves sont devenus tout vibrants de ses mélodies.
Hélas ! pourquoi mes nuits toutes ainsi perdues ?
Ah ! pourquoi celui dont le souffle touche mon sommeil, échappe-t-il toujours à ma vue !

Oui, je le sais bien
Oui, je le sais bien, ce n’est là rien que ton amour, ô aimé de mon cœur — cette lumière d’or qui danse sur les feuilles ; ces indolents nuages qui voguent par le ciel, et cette brise passagère qui laisse sa fraîcheur à mon front.
Mes yeux se sont lavés dans la lumière matinale — et c’est ton message à mon cœur.
Ta face, de très haut s’incline ; tes yeux ont plongé dans mes yeux et contre tes pieds bat mon cœur.

Lumière !
Lumière ! Ma lumière !
Lumière emplissant le monde, lumière baiser des yeux, douceur du cœur, lumière !
Ah ! la lumière danse au centre de ma vie !
Bien-aimé, mon amour retentit sous la frappe de la lumière.
Les cieux s’ouvrent ; le vent bondit ; un rire a parcouru la terre.
Sur l’océan de la lumière, mon bien-aimé, le papillon ouvre son aile.
La crête des vagues de lumière brille de lys et de jasmins.
La lumière, ô mon bien-aimé brésille l’or sur les nuées ; elle éparpille à profusion les pierreries.
Une jubilation s’étend de feuille en feuille, ô mon amour ! une aise sans mesure.
Le fleuve du ciel a noyé ses rives ; tout le flot de joie est dehors.

Felix Mendelssohn (1809 – 1847)

Ouverture Les Hébrides (1832)

Felix Mendelssohn compose l’ouverture des Hébrides entre 1829 et 1832, alors qu’il parcourt l’Écosse, qui lui inspira également sa troisième symphonie. L’œuvre connaît plusieurs dénominations, la plus commune hors de France étant La Grotte de Fingal, en référence à l’impressionnante caverne basaltique située sur une île inhabitée de l’archipel des Hébrides, à l’ouest de l’Écosse. À marée haute, s’y engouffrent les flots furieux de l’océan, produisant de multiples sons, râles et sifflements, qui lui valent son nom gaélique de « An Uaimh Bhinn », la caverne musicale. Au thème principal sombre et ondoyant tels les flots succède une partie centrale tumultueuse, où les assauts de doubles croches des cordes rappellent ceux des vagues frappant les parois de la grotte, avant le retour au calme d’un ressac qui s’apaise à marée descendante.

Ernest Chausson (1855 – 1899)

Poème de l’Amour et de la Mer (1882, 1893)

En 1882, Ernest Chausson compose les premières notes de son Poème de l’amour et de la mer, sur des textes de Maurice Bouchor et sous la forme d’un cycle de mélodies pour piano et voix. Onze ans plus tard, l’œuvre est présentée pour la première fois au public parisien dans sa version avec orchestre. Elle est constituée de deux amples mouvements de trois poèmes chacun, reliés par un interlude, et trouve son unité par l’émergence progressive d’un même motif instrumental, douloureux et mélancolique. Chausson y conduit l’auditeur de la clarté limpide des premières minutes de « La Mort de l’amour » ou du bonheur plus enjoué initiant « La Fleur des eaux » à la tristesse profonde de l’amour perdu d’un « Temps des lilas » désarmant.

Poème de l’Amour et de la Mer
Textes des Poèmes de l’amour et de la mer, recueil publié en 1876 par Maurice Bouchor.

La Fleur des Eaux
L’air est plein d’une odeur exquise de lilas,
Qui, fleurissant du haut des murs jusques en bas,
Embaument les cheveux des femmes.
La mer au grand soleil va toute s’embraser,
Et sur le sable fin qu’elles viennent baiser
Roulent d’éblouissantes lames.

Ô ciel qui de ses yeux dois porter la couleur,
Brise qui vas chanter dans les lilas en fleur
Pour en sortir tout embaumée,
Ruisseaux qui mouillerez sa robe,
Ô verts sentiers,
Vous qui tressaillerez sous ses chers petits pieds,
Faites-moi voir ma bien-aimée !

Et mon cœur s’est levé par ce matin d’été ;
Car une belle enfant était sur le rivage,
Laissant errer sur moi des yeux pleins de clarté,
Et qui me souriait d’un air tendre et sauvage.

Toi que transfiguraient la Jeunesse et l’Amour,
Tu m’apparus alors comme l’âme des choses ;
Mon cœur vola vers toi, tu le pris sans retour,
Et du ciel entr’ouvert pleuvaient sur nous des roses.

Quel son lamentable et sauvage
Va sonner l’heure de l’adieu !
La mer roule sur le rivage,
Moqueuse, et se souciant peu
Que ce soit l’heure de l’adieu.

Des oiseaux passent, l’aile ouverte,
Sur l’abîme presque joyeux ;
Au grand soleil la mer est verte,
Et je saigne, silencieux,
En regardant briller les cieux.

Je saigne en regardant ma vie
Qui va s’éloigner sur les flots ;
Mon âme unique m’est ravie
Et la sombre clameur des flots
Couvre le bruit de mes sanglots.

Qui sait si cette mer cruelle
La ramènera vers mon cœur ?
Mes regards sont fixés sur elle ;
La mer chante, et le vent moqueur
Raille l’angoisse de mon cœur.

La Mort de l’Amour
Bientôt l’île bleue et joyeuse
Parmi les rocs m’apparaîtra ;
L’île sur l’eau silencieuse
Comme un nénuphar flottera.

À travers la mer d’améthyste
Doucement glisse le bateau,
Et je serai joyeux et triste
De tant me souvenir bientôt !

Le vent roulait les feuilles mortes ;
Mes pensées
Roulaient comme des feuilles mortes,
Dans la nuit.

Jamais si doucement au ciel noir n’avaient lui
Les mille roses d’or d’où tombent les rosées !
Une danse effrayante, et les feuilles froissées,
Et qui rendaient un son métallique, valsaient,
Semblaient gémir sous les étoiles, et disaient
L’inexprimable horreur des amours trépassés.

Les grands hêtres d’argent que la lune baisait
Étaient des spectres : moi, tout mon sang se glaçait
En voyant mon aimée étrangement sourire.

Comme des fronts de morts nos fronts avaient pâli,
Et, muet, me penchant vers elle, je pus lire
Ce mot fatal écrit dans ses grands yeux : l’oubli.

Le temps des lilas et le temps des roses
Ne reviendra plus à ce printemps-ci ;
Le temps des lilas et le temps des roses
Est passé, le temps des œillets aussi.

Le vent a changé, les cieux sont moroses,
Et nous n’irons plus courir, et cueillir
Les lilas en fleur et les belles roses ;
Le printemps est triste et ne peut fleurir.

Oh ! joyeux et doux printemps de l’année,
Qui vins, l’an passé, nous ensoleiller,
Notre fleur d’amour est si bien fanée,
Las ! que ton baiser ne peut l’éveiller !

Et toi, que fais-tu ? pas de fleurs écloses,
Point de gai soleil ni d’ombrages frais ;
Le temps des lilas et le temps des roses
Avec notre amour est mort à jamais.