Programme Novembre 2022

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Bien que largement contemporains, Gustav Mahler (1860-1911) et Jean Sibelius (1865-1957) ne se rencontrèrent qu’une seule fois, en 1907, à Helsinki. Mahler était alors chef invité de la principale institution musicale finlandaise, la Société Orchestrale d’Helsinki, pour y diriger deux de ses compositeurs fétiches, Beethoven et Wagner. 

De cette rencontre, il ne résulta pas grand-chose, Sibelius étant trop timide pour oser demander au chef autrichien de diriger l’une de ses œuvres, tandis qu’à l’inverse, Mahler, déjà sérieusement touché par la maladie de cœur qui l’emportera quelques années plus tard, le trouva tout à fait sympathique, mais ne fut pas véritablement convaincu par ce qu’il entendit de sa musique à l’occasion de ce court séjour finlandais. 

Ut Cinquième s’attache avec ce concert à réparer l’histoire de cette rencontre manquée, en associant dans un même programme deux œuvres fondatrices.

Jean Sibelius (1865 – 1957)

Luonnotar (1913)

Poème symphonique pour soprano et orchestre, Luonnotar (La fille de l’air) avait été à l’origine (1894) pensé comme partie d’un opéra à venir, consacré au cycle du Kalevala, monument de la littérature finnoise assemblant sous la forme de poèmes les principaux mythes et récits de la culture populaire. Ce projet ayant été abandonné, Sibelius reprit en 1913 les esquisses qu’il avait gardées et offrit à la soprano Aino Ackté la mise en musique de Luonnotar (La fille de l’air), récit de la création du monde dont voici une traduction non signée du texte, remanié par Sibelius : 

« Il était dans l’air une vierge, la superbe Luonnotar ; très longtemps elle resta pure. Elle finit par s’ennuyer de rester toujours solitaire au fond des vastes cours de l’air. Elle se posa sur les grandes vagues, le vent ballota la vierge. Pendant sept cents années, mère des eaux, la vierge erra, nagea vers le midi, le nord, vers tous les horizons. Vint un vent violent qui couvrit d’écume la mer.

– Oh comme ma vie est pitoyable ! Oh Ukko, père des dieux, viens à moi quand je t’appelle ! Vint une cane, un bel oiseau volant d’horizon en horizon, cherchant un endroit pour faire son nid. – Non, non, non ! Mettrai-je mon nid sur le vent ou sur les vagues ? Le vent le renversera et les vagues l’engloutiront.

Alors la mère des eaux, la superbe vierge de l’air, sortit son genou de la mer ; et sur celui-ci la cane fit son nid et entreprit de couver ses œufs. Ressentant une chaleur ardente, la vierge agita sa jambe, le nid tomba à l’eau et se brisa en miettes. De ces morceaux apparut alors la beauté. Le haut de la coque des œufs devint le ciel sublime, le blanc, la lune et le reste devint les étoiles du firmament. »

Après une première lecture lui ayant semblé décevante (« [Aino Ackté] chante bien mais combien je suis loin de la perfection quand il me faut précipiter mon travail »), Sibelius fut finalement ravi de la création de l’œuvre, au festival de Gloucester : « C’était absolument merveilleux. Plutôt gigantesque en termes de traitement du sujet. Je présume que les gens ordinaires n’ont pas compris grand-chose. C’était comme un aigle étrange venu de l’espace primordial (…). Deux vieilles dames devant moi semblaient horrifiées par la composition. Elles ont tout suivi depuis le début d’un air réprobateur, presque avec rage. Elles étaient vraiment comiques. Autrement, les gens écoutaient avec un grand respect ».

Gustav Mahler (1860 – 1911)

Symphonie n°1 (1888 – 1893)

La genèse de la première symphonie de Mahler est celle d’une œuvre tourmentée, maintes fois remise à l’ouvrage, au point que sa structure en fut fondamentalement modifiée, et que le programme qui en sous-tendait la première version, présentée en 1889 comme un “poème symphonique en deux parties” composé de cinq mouvements, finit par disparaître. Disparu également son titre, “Titan”, lorsque la symphonie prit sa forme définitive et plus académique, en quatre mouvements, en 1893. Ce titre était d’ailleurs lui-même est trompeur : sans aucun lien avec les terribles géants originels de la mythologie grecque, nés de l’union de la terre et du ciel, Mahler fait référence au roman du même nom, de Jean Paul, peu connu en France mais pierre angulaire de l’éducation littéraire des jeunes gens de langue allemande au XIXe siècle. Critique acerbe de l’individualisme romantique, ce cycle de quatre volumes évoque la jeunesse et les affres d’un jeune héros partagé entre idéal, exaltation et tentations multiples, apprenant à ses dépens les vertus de la mesure, dans une ironie finalement toute mahlerienne, dont on retrouve de nombreuses traces dans cette première symphonie.

De fait, toute première qu’elle soit, cette symphonie n’est pas l’œuvre d’un jeune homme plein d’espoirs et de naïveté découvrant la vie. Chef d’orchestre déjà confirmé à l’opéra de Leipzig puis à celui de Budapest, Mahler est âgé de près de 30 ans lorsqu’il s’attaque à son écriture, retravaillant des fragments et des matériaux existants, mais aussi de thèmes populaires détournés jusqu’au grincement. “Comme un bruit de la nature”, le premier mouvement, semble s’extraire progressivement du néant originel, à partir d’un “la” immobilement étendu sur sept octaves, avant d’introduire au violoncelle un thème issu des Lieder eines fahrenden Gesellen (“Chants d’un compagnon errant”). L’homme impulse ainsi le mouvement dans ce paysage immobile.

Le deuxième mouvement est construit autour d’un ländler, sur un modèle cher à Schubert ou Bruckner qui fut son maître à Vienne, étiré et distordu jusqu’à une forme de vulgarité revendiquée, tandis que le troisième mouvement détourne, sur un mode mineur et revêtu des timbres d’un orchestre de rue – ou de brasserie – de Bohème, la mélodie de “frère Jacques”, devenue ici la marche funèbre parodique et moite d’un chasseur porté en terre par un cortège d’animaux.

Né d’une explosion soudaine de cymbales enfin, le quatrième mouvement tranche radicalement avec ce qui précède, au point que Fritz Löhr, proche ami de Mahler, fit un récit cocasse de l’effet produit lors de la création : « Le cercle des amis de Mahler était très ému ; le public, dans sa majorité fermé comme d’habitude à toute nouveauté formelle, réveillé brutalement d’une hibernation somnolente. À l’attaque du dernier mouvement, une dame élégante assise à mes côtés laissa tomber tous les objets qu’elle tenait à la main ». De fait, le tumulte recherché par Mahler, qui “doit sonner comme venant d’un autre monde” selon la partition, instille soudain le doute et l’inquiétude à une oeuvre restée jusque-là relativement légère. Doute et inquiétude qui seront au cœur du premier mouvement de la symphonie suivante, “Résurrection”, dont Mahler écrit en parallèle les esquisses du premier mouvement, Todtenfeier (cérémonie funéraire), poème symphonique d’après un texte du poète polonais Adam Mickiewicz. 

La facture révolutionnaire de l’œuvre n’échappe pas à la presse. Le Neue Pester Zeitung éreinte notamment son compositeur en ces termes : “En ce qui concerne son éminente qualification en tant que chef d’orchestre, Mahler était non seulement parmi les premiers de son rang, il leur ressemble aussi par le fait qu’il n’est pas symphoniste… […] nous aimerions toujours le voir derrière son pupitre, à condition qu’il ne dirige pas ses propres compositions”. 

 

Si l’esthétique mahlérienne vous intéresse et que vous êtes curieux ou curieuse d’en apprendre davantage, nous vous proposons en suivant ce lien d’accéder aux réflexions de Yann Boivin-Landry, l’un de nos contrebassistes :

Yann Boivin-Landry – Mahler Eclectique ?